Le harcèlement sexuel :
une dépénalisation qui
fait mauvais genre
Le délit de harcèlement sexuel
n’est plus ; ainsi en a jugé le Conseil constitutionnel dans la décision
QPC n° 2012-240 du 4 mai dernier. Les neuf membres de l’institution de la rue
Montpensier ont estimé que la disposition aux termes de laquelle « le fait
de harceler autrui dans le but d'obtenir des faveurs de nature sexuelle est
puni d'un an d'emprisonnement et de 15000 euros d'amende » « permet
que le délit de harcèlement sexuel soit punissable sans que les éléments
constitutifs de l'infraction soient suffisamment définis ; [ainsi] ces
dispositions méconnaissent le principe de légalité des délits et des peines et
doivent être déclarées contraires à la Constitution »[1].
Un mot sur l’origine de la
disposition litigieuse : le harcèlement sexuel était réprimé à la fois par
le Code du travail et le Code pénal depuis 1992, sur le fondement d’une loi
modifiée à plusieurs reprises par le législateur dans le but d’en préciser le
régime juridique[2]. L’article L 1153-1 du code du travail, qui demeure
inchangé, dispose ainsi que « les agissements de harcèlement de toute
personne dans le but d’obtenir des faveurs de nature sexuelle à son profit ou
au profit d’un tiers sont interdits ». Les termes ne manquent pas de
généralité, ce en quoi ils ne se distinguent guère des dispositions pénales
aujourd’hui censurées par le Conseil constitutionnel – ce qui constitue sans
doute un premier paradoxe : alors que les dispositions du code pénal sont
aujourd’hui abrogées pour cause d’une imprécision qui les rendraient
inconstitutionnelles, les dispositions jumelles continuent toutefois de
s’appliquer dans le cadre de la relation de travail[3]. Quant aux dispositions pénales relatives au
harcèlement sexuel, créées par les lois du 26 juillet 1992 entrées en vigueur
le 1er mars 1994, elles avaient été amendées à plusieurs reprises et
donc – on peut l’imaginer – (avaient été) réfléchies et longuement débattues au
terme d’un long processus législatif. Tant la loi
n°98-468 du 17 juin 1998 relative à la prévention et à la répression des
infractions sexuelles ainsi qu’à la protection des mineurs, que la loi de
modernisation sociale du 17 janvier 2002 en avaient ainsi modifié la
formulation… sans soulever, pour cette dernière, aucune remarque du Conseil
constitutionnel[4].
Dans ce contexte, dix ans après,
la décision rendue sur QPC étonne… et il est difficile de voir en elle
« la rançon de toutes ces lois votées dans l’émotion après un fait
divers », comme le prétend pourtant un célèbre observateur du monde juridique[5]. Car la décision du Conseil de prononcer l’abrogation de
l’infraction sans moduler les effets dans le temps, et partant, de légaliser le
harcèlement avec effet rétroactif pour les affaires non encore définitivement
jugées conduit à jeter un doute sérieux sur notre Etat de droit : d’une
part, le signal qu’elle lance aux victimes entache l’office du juge
constitutionnel comme gardien des droits fondamentaux ; d’autre part, le
message qu’elle envoie aux juristes altère la confiance qu’ils pouvaient avoir
mis dans la capacité de la procédure de QPC à renforcer cette mission. A
travers les choix qu’il a effectués, car il s’agit bien d’un choix parmi d’autres possibilités, le
Conseil s’expose à la critique à plusieurs égards : du point de vue du
raisonnement juridique que sa décision révèle et du point de vue du message
politique que sa jurisprudence adresse.
I) Une décision contestable du point de vue du raisonnement juridique
« Le législateur tient de
l'article 34 de la Constitution, ainsi que du principe de légalité des délits
et des peines qui résulte de l'article 8 de la Déclaration des droits de
l'homme et du citoyen de 1789, l'obligation de fixer lui-même le champ
d'application de la loi pénale et de définir les crimes et délits en termes
suffisamment clairs et précis »[6]. Le considérant de principe est classique. Il se pare de
titres de noblesse incontestables et nul défendeur des droits de l’Homme ne
saurait le discuter. Pourtant son utilisation, au cas d’espèce, ne va pas sans
soulever de questions.
Précisons d’emblée un
point : oui, la loi sur le harcèlement était rédigée de façon indigente…
Définir le harcèlement sexuel comme le fait de harceler en vue d’obtenir des
“faveurs” sexuelles, est une démarche pléonastique qui insulte
l’intelligence : une faveur est de l’ordre du consenti, du don, alors que
le harcèlement est une extorsion et une violence. Définir l’infraction en se
plaçant du coté des plaignants et en
recourant à l’euphémisme de « faveurs » au lieu de la définir en se
positionnant du coté des agents et en désignant des « actes abusifs
tendant à des rapports sexuels », en dit par ailleurs long sur la
conception que l’on (ici, le législateur) se fait de la liberté de
détermination sexuelle. Il arrive aussi que certains arrêts utilisent des
euphémismes ou des termes poétiques[7] pour désigner des attitudes inacceptables au regard du
Code pénal, jouant sur le registre de l’ambivalence. Cela étant, s’il était
exigé du législateur qu’il s’exprimât dans un français recherché et approprié,
bon nombre de nos codes législatifs seraient fragilisés[8]... Que la loi soit mal écrite est une chose, qu’elle soit
contraire à la Constitution en est une autre et jamais le Conseil
constitutionnel n’a interprété le principe d’intelligibilité de la loi comme
impliquant une élégance littéraire... Or, admettre que l’incrimination était
rédigée en termes discutables ne permet pas de conclure qu’elle était ipso facto trop imprécise et trop vague.
Plusieurs raisons à cela :
De manière générale, le
maniement, par le juge constitutionnel, de l’imprécision de la loi comme arme
de sa censure n’est pas sans susciter certaines réserves. En effet, au plan
théorique, la notion même d’“imprécision” est, si l’on osait, imprécise tant
elle dépend toute entière de l’interprétation qu’en fait le juge. Est imprécise la notion que l’interprète
qualifie d’imprécise. C’est d’ailleurs pour ce motif que des notions telles
que celle « d’applicabilité directe » de la norme, souvent définies
en référence à sa « clarté » ou sa « précision »[9], sont critiquées : elles révèlent amplement, par
leurs implicites, que la règle directement applicable est celle que le juge
déclare telle[10], sans qu’il soit réellement possible de trouver d’autre
explication pleinement valable que celle fournie par l’acte de volonté du juge[11]. On sait aussi, par ailleurs, combien souvent, cet
argument de l’imprécision est instrumentalisé[12] : le Conseil constitutionnel est bien placé pour le
savoir, qui s’est souvent vu critiqué pour oser censurer le législateur sur le
fondement de normes trop imprécises[13]. Il est d’ailleurs de ce point de vue particulièrement
piquant que ce soit précisément au motif que l’abondance de précision pourrait
rendre l’incrimination inconstitutionnelle que la députée Nadine Morano
convainquait ses collègues de la modifier dans un sens moins précis[14]…. Tout aussi piquante est, de ce point de vue, la décision
de ne pas transmettre de QPC rendue par la Cour de cassation en 2011 sur
l’article 222-33-2 du Code Pénal relative au harcèlement moral, critiquée pour
son défaut de précision, au motif que le Conseil constitutionnel l’avait
déclaré conforme à la Constitution[15]… Où l’on voit que la notion d’imprécision de la norme est
largement sujette à toutes les interprétations…
Mais il faut admettre qu’en
matière pénale, la notion d’imprécision revêt un sens et une fonction qui
justifient potentiellement le rôle que lui fait ici jouer le Conseil
constitutionnel. Ce dernier a en effet souvent rappelé « la nécessité pour
le législateur de définir les infractions en termes suffisamment clairs et
précis », afin notamment « d’exclure l’arbitraire »[16]. Cette expression, classique dans la jurisprudence
constitutionnelle, doit cependant être comprise comme excluant non pas
l’imprécision en tant que telle, mais l’imprécision
en tant qu’elle risque de mener à l’arbitraire. Autrement dit, le principe
de légalité des délits et des peines, invoqué dans la décision, peut bien
s’accommoder parfois d’un certain degré d’imprécision. Ce qui explique qu’on
trouve, y compris en matière pénale, des dispositions imprécises pourtant
validées par le Conseil[17]. Ainsi, en 2004, alors que lui était déférée la loi
portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, il a
considéré comme suffisamment précise la notion de « bande
organisée », en se référant à l’interprétation donnée par la jurisprudence
pénale et aux précisions résultant d’une convention internationale[18]. Un an plus tôt, il avait considéré que le délit de
« racolage public » était une incrimination suffisamment précise,
même lorsqu’il résultait d’une « attitude passive »[19]... Que dire, en outre et sans que la liste ne soit
exhaustive, de l’association de malfaiteurs, de l’exhibition sexuelle, de
l’abus de faiblesse ou encore de l’ensemble des infractions reposant sur
l’impossibilité de justifier de ses ressources… Nombreuses sont ainsi les
infractions susceptibles de poser problème au regard des exigences de clarté et
de précision sans pour autant que leur conformité à la constitution n’ait été discutée…
Le 4 mai dernier, la question
ainsi identifiée était donc de savoir si l’incrimination de harcèlement sexuel
était d’une imprécision telle qu’elle risquait de conduire à des solutions
arbitraires. Or, la solution rendue par le Conseil constitutionnel suscite un
certain nombre d’observations.
Tout d’abord, la notion de
harcèlement, que d’aucuns jugent éminemment imprécise, notamment après que le
législateur en a, en 2002, en effet considérablement allégé la définition peut
bien être lue comme porteuse de sens en elle-même. Rappelons les raisons pour
lesquelles le législateur a procédé de la sorte. C’est en partant du constat de
l’extrême variété ( !) des actes pouvant constituer un harcèlement sexuel,
rendant inutile et restrictive leur description, qu’il a modifié plusieurs fois
les termes du code pénal pour tenter de trouver la définition la plus juste…
et, au fil du temps, brève, voire lapidaire, qui exprime pour l’essentiel
l’idée que le harcèlement sexuel ne se limitait pas, comme pouvaient le laissaient
penser les premières définitions, aux actes d’un supérieur sur son employé mais
pouvait aussi être commis, la jurisprudence le montre, par un collègue ou même
en dehors d’un lien professionnel, par un voisin, un enseignant, un parent. On
peut d’ailleurs noter que, dans le commentaire officiel qu’il publie sur son
site, le Conseil constitutionnel cherche sur ce point à minimiser quelque peu
la portée de sa décision, en laissant entendre qu’elle n’exige pas un retour en
arrière de l’action législative –un retour aux formulations initiales. En
effet, « la définition du délit de harcèlement sexuel n’est pas
subordonnée à l’insertion de précisions relatives à la fois à la nature,
aux modalités et aux circonstances des agissements réprimés ». « Une
[seule] de ces précisions serait nécessaire pour que la définition de ce
délit satisfasse à l’exigence de précision de la loi pénale ».
Le fait que la loi pénale
n’inclue pas elle-même ces éléments permettant de préciser l’incrimination de
harcèlement sexuel est-il de nature à en faire une incrimination menant à
l’arbitraire ? C’est l’argument majeur des opposants à l’incrimination du
harcèlement sexuel. Et il fait mouche dans un pays où une suspicion de viol
peut être ramenée à un banal “troussage de domestique”... et où cette
incrimination est souvent présentée comme l’étendard de travers provenant de la
« puritaine » société américaine : « il faut se
féliciter », notent certains auteurs, « du fait que la société
française, dans le prolongement de l’amour courtois chanté par les troubadours,
conçoit les rapports entre les hommes et les femmes comme une rencontre de deux
libertés et non comme une guerre. Gardons-nous des excès
d’outre-Atlantique »[20]…. Est-ce dire que le
harcèlement serait un tort bénin au pays de la gauloiserie ? Non, bien sur…
convient-il, encore une fois de le rappeler ? le harcèlement est aux
antipodes de la séduction, et il appartient précisément au juge du fond d’effectuer
cette distinction.
Or, en français, la définition du harcèlement, ne fait
aucun doute. Il faut entendre l’indignation d’un des plus éminents linguistes
français face à la motivation de la décision du Conseil Constitutionnel[21] : « harceler »
a pour étymologie la herse, un instrument de torture, et partage son origine
avec le verbe « harasser », épuiser, mettre à bout. C’est un lexique
de prédation qui est ainsi mobilisé. Selon le dictionnaire,
« harceler » est le fait de « soumettre sans répit à de petites
attaques réitérées, à de rapides assauts incessants ». Quant au
harcèlement sexuel, il est défini à la fois par des directives européennes, en
matière de droit du travail, et par la jurisprudence pénale : c’est, aux
termes des directives 2002/73/CE et 2006/54/CE[22], « la situation dans laquelle un comportement non
désiré à connotation sexuelle, s'exprimant physiquement, verbalement ou non
verbalement, survient avec pour objet ou pour effet de porter atteinte à la
dignité d'une personne et, en particulier de créer un environnement intimidant,
hostile, dégradant, humiliant ou offensant ». Et la jurisprudence pénale
concourt également à la définition du terme : ainsi, selon le Tribunal
correctionnel de Villefranche-sur-Saône[23] cherchant à définir la frontière au-delà de laquelle un
comportement est sexuellement harcelant : « Une ligne de départ peut
s'établir si l'on retient que le harcèlement sexuel est un comportement lié au
sexe de la victime, non désiré et subi par elle, et ayant pour elle des effets
notamment dégradants ou humiliants ». Ou encore, selon le Tribunal
correctionnel de Narbonne[24] : « les actes de nature sexuelle constitués par
le contact physique des mains de M. Y... sur les fesses, puis sur les seins de
Mme X... et ce dans le but d'assouvir ou d'accentuer le désir sexuel du prévenu
(...) sont constitutifs du délit de harcèlement sexuel ». Cela montre
également qu’à trop refuser l’application de l’incrimination d’agression
sexuelle au sens de l’article 222-27 du Code pénal dans des hypothèses qui s’en
rapprochent pourtant, une certaine forme d’édulcoration des comportements
attentatoires au libre choix de son partenaire sexuel est à l’œuvre.
La jurisprudence relative au harcèlement sexuel dans les
relations de travail met justement en valeur le pragmatisme raisonné du juge.
On y découvre qu'une définition large du harcèlement n'a pas entraîné de
reconnaissance systématique et exponentielle de celui-ci. En effet, un
garde-fou de taille est dressé puisque, depuis des arrêts rendus le 24
septembre 2008[25], la
Cour de cassation opère un contrôle de la qualification du harcèlement au
travail et des modalités de l'appréciation portée par les juges du fond sur des
éléments de fait et précise aux juges du fond les règles relatives à la
recherche de la preuve. La jurisprudence fourmille d’illustrations de la
finesse de l’examen auquel se livrent les juges : pour être retenue, la
volonté du harceleur d'obtenir des faveurs sexuelles doit être clairement
exprimée. Tel n'est pas le cas par exemple, lorsque un salarié envoie
« pour s'amuser», à ses collaborateurs des photos érotiques accompagnées d'un
texte sur le port du string lors des réunions d'équipe[26]. Les gestes déplacés ou
propos inconvenants qui ne tendent pas à l’obtention de faveurs sexuelles ne
relèvent pas de la qualification de harcèlement. En revanche, dès lors que le
salarié incriminé a eu à l'égard de plusieurs collègues, et en dépit de leurs
remarques et protestations, des attitudes et des propos déplacés dans le but
manifeste d'obtenir des faveurs de nature sexuelle, le harcèlement sexuel est
caractérisé, peu importe que l’employeur ait ou non toléré les faits en leur
temps[27].
Passe
encore que le Conseil ait décidé d’affermir sa jurisprudence et de sanctionner
l’impéritie du législateur en retenant une conception étroite du droit pénal.
Si telle était sa ligne jurisprudentielle pour l’avenir, ceci contribuerait à
relever le niveau d’exigence à l’égard de bon nombre de normes sécuritaires
adoptées ces dernières années. Mais un doute s’instille face aux choix concrets
effectués par le Conseil dans la présente affaire : ne pas avoir recours à
une modulation dans le temps des effets de sa décision traduit un choix de
politique jurisprudentielle qui n’est pas sans susciter d’interrogations, au
regard de la question d’espèce bien sûr, mais aussi, plus largement, au regard
de l’Etat de droit que l’institution du Conseil constitutionnel en général et la
procédure de QPC en particulier sont supposées incarner.
II) Une décision contestable du point de vue politique
Belle
journée en vérité pour les harceleurs de tout poil que celle du 4 mai
2012 : leur horizon s’est éclairci de manière notable. Sans compter qu’en
toute hypothèse, la sociologie criminelle nous renseigne désormais très
clairement sur l’extrême difficulté que constitue pour les victimes d’abus et
violences sexuelles le fait de porter plainte. Dans sa récente étude sur le
viol, Véronique Le Goaziou établit ce constat avec limpidité : la
criminalité sexuelle est sous-appréhendée par le système judiciaire car les
victimes, dans de très larges proportions, ne portent pas plainte[28].
Il faut alors prendre la mesure du poids politique du message ici envoyé par le
Conseil constitutionnel : en ne modulant pas dans le temps les effets de
sa décision, en considérant que « l'abrogation de l'article 222-33 du code
pénal prend effet à compter de la publication de la présente décision ; qu'elle
est applicable à toutes les affaires non jugées définitivement à cette
date », c’est un message d’indifférence voire de mépris qu’il envoie à
toutes les victimes qui avaient initié des procédures judiciaires.
1) Une politique jurisprudentielle qui jette le trouble
La plus grande cause d’étonnement, voire d’irritation, due
à cette décision réside certainement dans le refus du Conseil de procéder à la
modulation dans le temps des effets de la déclaration d’inconstitutionnalité.
La conséquence est nette, et sans appel, dans tous les sens du terme: le délit
étant abrogé, toutes les procédures pénales où l’action publique a été mise en
mouvement aboutiront à une décision mettant hors de cause la personne
soupçonnée : les non lieux et relaxes vont s'enchaîner en cascade. Seules
demeurent possibles les poursuites et les condamnations pour les cas de
harcèlement sexuel commis dans le cadre des relations de travail (même si le
sort de la disposition sociale est subordonné à une future QPC). Pour le reste,
dans la fonction publique, à l’Université, dans le cadre de la vie privée,
l’incrimination est tombée et les poursuites avec.
Il était pourtant parfaitement
permis et aisé d’éviter ce gâchis. L’article 62 alinéa 2 de la Constitution offre
désormais expressément au Conseil Constitutionnel la faculté de moduler de
multiples manières les effets de ses décisions “QPC” dans le temps. Comme
beaucoup l’ont dit, il pouvait décider que l’abrogation ne prendra effet qu’à
compter « d’une date ultérieure fixée par cette décision ». Il n’a
d’ailleurs pas hésité à le faire à propos des lois sur la garde à vue,
reportant de douze mois « la date de cette abrogation
afin de permettre au législateur de remédier à cette
inconstitutionnalité »[29]. Mais, il peut aussi –comme il l’a fait dès sa première
décision QPC[30]- demander « aux juridictions de surseoir à
statuer » jusqu’à une date qu’il fixe « dans les instances dont
l’issue dépend de l’application des dispositions déclarées
inconstitutionnelles » et ce, « afin de préserver l’effet utile de la
présente décision à la solution des instances actuellement en cours ».
Enfin, le Conseil peut inviter le législateur à « prévoir une application
des nouvelles dispositions à ces instances en cours à la date de la présente
décision ».
Certes, comme de nombreux
commentateurs ont pu le faire valoir[31], cette modulation dans le
temps peut sembler heurter de front le principe de « rétroactivité in
mitius », qui commande l’application de la loi pénale plus douce aux
procédures en cours.
On retrouve ici une figure
classique du contentieux constitutionnel : le conflit entre normes de même
rang constitutionnel. A cette figure classique correspond une solution
classique : la conciliation par laquelle il appartient au Conseil de faire
prévaloir une des deux normes sur l’autre. Il a ici choisi de faire prévaloir
le principe de rétroactivité in mitius sur
la possibilité offerte par la Constitution de moduler dans le temps les effets
de sa décision. La solution inverse était pourtant tout aussi possible, parmi
les différentes possibilités que la Constitution lui ouvre.
Mais ici, foin de toutes ces
options. C’est froidement et sèchement qu’il déclare l’inconstitutionnalité de
l’incrimination : « Considérant que l'abrogation de l'article
222-33 du code pénal prend effet à compter de la publication de la présente
décision ; qu'elle est applicable à toutes les affaires non jugées
définitivement à cette date »[32].
Le contraste entre les possibilités qui s’offraient au juge constitutionnel en
la matière et son choix de n’en utiliser aucune mérite d’autant plus d’être
souligné que, quand bien même le législateur agirait
promptement pour combler la lacune créée par la QPC ici commentée – ce à quoi
le nouveau gouvernement semble s’engager-, il n’est pas certain qu’il soit
possible aux victimes qui se sont vues couper l’herbe sous le pied de reprendre
les poursuites désormais interrompues, et ce, eu égard au principe de
non-rétroactivité de la loi pénale. La non-rétroactivité de la loi pénale plus
sévère pourrait bien en effet les empêcher de renouveler leur action sous
l’empire d’une hypothétique nouvelle loi.
Certes, une solution pourrait
être imaginée : le législateur pourrait être tenté de jouer les
contorsionnistes, comme il l’a fait pour la loi sur l’inceste[33], pour que les termes de
son nouveau texte précisent sans durcir. Mais, ici, l’abrogation immédiate de
l’incrimination de harcèlement a une portée plus importante que celle des
incriminations de viols, agressions et atteintes sexuelles à caractère
incestueux. Tandis que les décisions des 16 septembre 2011 et 17 février 2012
s’opposaient à l’usage du terme d’« inceste » sans toutefois faire
obstacle à des poursuites sur le fondement d’agressions sexuelles par des
adultes ayant autorité sur mineurs, la décision du 4 mai 2012, elle, a vocation
à s’appliquer rétroactivement aux faits commis antérieurement car l'abrogation
de la loi pénale éteint les poursuites engagées[34]. Si l'annulation de la
qualification d'« inceste » par le Conseil constitutionnel pose
problème, elle n'équivaut pas à la perte des incriminations elles-mêmes. De ce
point de vue, la portée de la décision du 4 mai qui anéantit l'incrimination de
harcèlement sexuel est autrement plus virulente. Ce qui reste en vigueur : ce
sont notamment les agressions sexuelles,
le harcèlement moral ou les violences. Mais le temps, l'énergie, l'argent et
les éléments récoltés pour prouver le harcèlement, eux, sont perdus. Ce gâchis
doit être dénoncé. En outre, l’apparente pureté technique de la solution doit
être évaluée au regard du choix du Conseil en d’autres domaines, tels la
législation économique, d’écarter le
principe de rétroactivité in mitius[35].
Au-delà, on
peut également s’interroger sur ce qu’un tel choix révèle de l’idée que le juge
constitutionnel se fait de son office tel que redéfini suite à l’entrée en
vigueur de la révision constitutionnelle de 2008. Le contrôle effectué dans le
cadre de la QPC est-il, en effet, un contrôle concret ou toujours un contrôle
abstrait, bien qu’a posteriori ?
La présente décision nous paraît indiquer que seul le moment de l’intervention
du contrôle a changé, mais non sa nature. C’est bien en effet toujours de
contrôle abstrait qu’il s’agit lorsque le juge se prononce d’une part sur l’incrimination
telle qu’elle résulte de la loi et sans se préoccuper de la portée qui lui est
effectivement conférée par le juge, et d’autre part, sans se soucier des
conséquences de sa décision. On peut à cet égard contraster sur ce dernier
point la démarche du Conseil constitutionnel français et celle du Bundesverfassungsgericht allemand. Ce
dernier, qui jouit désormais d’une forte tradition de contrôle concret a
posteriori des normes, y compris pénales, s’autorise à considérer que si une
loi de droit pénal substantiel est contraire à la Loi fondamentale, il peut y avoir
lieu de reporter son abrogation à une date ultérieure, en laissant au
législateur le temps et l’espace nécessaire pour légiférer[36]. Or, avec la QPC
‘Harcèlement sexuel’, les conséquences sont bien plus abruptes : le
Conseil force, en fait, la main du législateur qui doit voter une nouvelle loi
de façon urgente – d’autant plus particulière que le Conseil a rendu cette
décision dans un contexte politique, et parlementaire, spécifique lié au calendrier
de l’élection présidentielle.
2) Une jurisprudence politique qui se dévoile
Le plus grave tient en fait à la
question de la responsabilité politique du Conseil constitutionnel au regard de
cette décision. Car bien sûr, le Conseil aurait pu juger tout autrement – c’est
ce qu’on a essayé d’établir ci-dessus. Mais précisément, il ne l’a pas
fait ; plus exactement il a choisi
de ne pas le faire. Le Conseil aurait-il coupablement relâché son attention
vis-à-vis des pratiques plaçant les femmes « dans une situation
d'exclusion et d'infériorité manifestement incompatible avec les principes
constitutionnels de liberté et d'égalité »[37] ?
Point –mais la cause des femmes est bonne fille, elle se prête à toutes les
interprétations. Or il est de la plus haute importance de prêter attention aux
conditions particulières de cette espèce, pour éclairer ce qui relève bel et
bien d’un choix des « sages ». Car les faits à l’origine de la QPC
n’étaient pas anodins : c’est une affaire mettant en cause M. Gérard
Ducray, ancien député, ancien secrétaire d’Etat, dont la condamnation confirmée
en appel avait trait au harcèlement de trois fonctionnaires territoriales de
Villefranche, qui a été le terreau de la QPC. Autrement dit, il s’agit ici
d’une affaire de harcèlement par les élus/élites politiques. Il faut faire à ce
sujet trois observations au moins.
On peut d’abord souligner que la
décision QPC en question lance un message de surdité et d’aveuglement vis-à-vis
de la problématique de la collusion entre politique et abus en matière sexuelle
qui est d’autant plus triste qu’elle fut rendue à la date anniversaire du
« scandale DSK », lequel avait
fourni une occasion historique d’y réfléchir et de la disséquer. En effet,
c’est tout ce que « l’affaire DSK » a suscité qui compte le
plus : la révélation, à cette occasion, de la dimension structurelle de
l’abus sexuel dans nos communautés politiques[38], ainsi que l’incapacité du système (politique, mais aussi
juridique) à décrire les choses en ces termes et donc, à les sanctionner[39]. Il est dès lors particulièrement consternant que le
Conseil constitutionnel se soit montré aveugle ou indifférent à la portée d’une
invalidation d’une des dispositions emblématiques de la lutte contre les
violences sexuelles à l’occasion d’une affaire mettant en cause, précisément,
un élu. Cela revient à dire que non seulement nos démocraties sont largement
construites sur le fait que la possession du pouvoir, y compris politique,
autorise les violences sexuelles, mais encore à interroger leur degré de tolérance
vis-à-vis de mécanismes et procédures qui menaceraient cet état de collusion.
En ce sens, la décision commentée
prête le flanc à la pire des suspicions pesant sur le « système »
dont l’affaire DSK avait permis la formulation –à savoir : celle d’une collusion
généralisée entre les élites pour maintenir leurs positions hégémoniques et
défendre collectivement et solidairement leur impunité généralisée[40]. Piètre image pour le Conseil constitutionnel que celle
d’une instance de protection des élites. La suspicion se fait d’autant plus
forte qu’il n’aura fallu que quelques heures pour que soient mis en évidence
les liens d'accointance sinon d’amitié entre Gérard Ducray, l’homme par qui la
QPC arrivait, et plusieurs membres du Conseil constitutionnel : « Jacques Barrot, […] était secrétaire d'Etat au logement dans le même gouvernement que M. Ducray (…). Hubert
Haenel, qui a lui aussi siégé, était de son côté conseiller pour les
questions judiciaires à l'Elysée de 1975 à 1977 »[alors que M. Ducray
était secrétaire d’Etat de 1974 à 1976, sous la présidence de M. Valéry Giscard
d’Estaing et dans le gouvernement de Jacques Chirac –tous deux membres de droit
(bien qu’ils n’aient pas siégé ici) du Conseil constitutionnel… On peut
d’ailleurs s’interroger, à ce propos, sur le point de savoir s’il n’y avait pas
ici matière à déport ou récusation. On lit en effet à l’article 4 du règlement
intérieur du Conseil : « Tout
membre du Conseil constitutionnel qui estime devoir s'abstenir de siéger en
informe le président ». Ce déport ne semble pas avoir été évoqué. Et quand bien même
les « sages » seraient convaincus de respecter le standard européen
de l’apparence d’impartialité, une faculté de récusation est possible, faculté
dont on peut regretter qu’elle n’ait pas été utilisée en l’espèce : en
effet, toujours aux termes du règlement intérieur, « Une partie ou son représentant muni à cette fin d'un
pouvoir spécial peut demander la récusation d'un membre du Conseil
constitutionnel par un écrit spécialement motivé accompagné des pièces propres
à la justifier. La demande n'est recevable que si elle est enregistrée au
secrétariat général du Conseil constitutionnel avant la date fixée pour la
réception des premières observations. La demande est communiquée au membre du
Conseil constitutionnel qui en fait l'objet. Ce dernier fait connaître s'il
acquiesce à la récusation. Dans le cas contraire, la demande est examinée sans
la participation de celui des membres dont la récusation est demandée. ».
A l'heure où la question connexe de savoir si un ancien Président de la
République, redevenant avocat d'affaires, pourra siéger au Conseil
constitutionnel en raison d'éventuels conflits d'intérêts, il est sans doute
bon d’alerter les lecteurs sur l'intérêt légitime pour les parties de penser à
cette question de la récusation. Sur des sujets aussi sensibles, cette question
est pertinente et incontournable. L’issue est pour le moins incertaine, tout du
moins en droit interne, mais peut soulever au moment de la décision un débat -
juridique, médiatiquement fort - voire fragiliser une décision contestable. Nul
doute que cette question de la récusation mérite d’avantage d’attention qu’elle
n’en suscite – et peut-être spécifiquement dans le cadre du contentieux QPC.
En
d’autres termes, la présente QPC ne fait que (re)poser diverses questions
relatives à l’institution du Conseil constitutionnel. Elle compte en effet
parmi ces décisions qui soulignent certains aspects incongrus de l’institution
même, ab initio dans la Vème République naissante et a fortiori du
fait des évolutions considérables de son rôle depuis 1958[41], qui ne font que rendre plus
problématique encore sa forte dépendance vis-à-vis du pouvoir politique – au
moins du point de vue de sa composition. Rappelons que lors des débats de 2008,
il avait été question de modifier son nom pour donner les apparences de la
cohérence à cette institution en l’appelant « Cour
constitutionnelle »[42] - une hypothèse qui a
finalement été abandonnée. Mais plus que sur le nom de l’institution, c’est
probablement sur les règles de composition et de désignation des membres qu’il
convenait de revenir. Il n’en fut, pour ainsi dire[43], rien. De sorte que l’ambiguïté
(droit ? politique ?) demeure ; en fait, elle s’aggrave[44] car si on n’a pas changé son
nom, on a réellement modifié son rôle en lui permettant d’exercer désormais un
contrôle a posteriori susceptible de conduire à modifications de
l’ordonnancement juridique … Un rôle qui se rapproche de celui des
(authentiques) cours constitutionnelles, alors même que sa composition maintient
le Conseil dans la famille des institutions politiques non juridictionnelles.
Dès lors, la QPC ‘Harcèlement Sexuel’ permet de comprendre que la consécration
de la procédure de QPC n’a pas eu pour effet de substituer une compétence
juridictionnelle à une compétence politique, mais d’instaurer une situation de
cumul entre une compétence juridictionnelle classique et une compétence
politique quasi-législative. La superposition de ces compétences fait du
Conseil un monstre institutionnel et peut conduire à l’abus – ou y contribuer
en couvrant des abus.
Il faut prendre ici la mesure de
l’importance de cette décision. Elle est inquiétante pour le Conseil, les
droits fondamentaux et le paradigme de l’Etat de droit – on l’a dit. Elle est
aussi dramatique parce qu’elle révèle ce qu’il y a de structurel dans la
manière dont nos communautés politiques et juridiques sont construites à partir
d'un assujettissement des femmes, principales victimes du harcèlement sexuel.
Il y a 40 ans, Simone de Beauvoir écrivait à propos de l’avortement :
« Pourquoi l’idée de cette libération rencontre-t-elle une pareille
opposition ? Selon moi, il y a une raison, une seule, mais qui pèse
lourd : la loi sur l’avortement est une pièce essentielle du système que
la société a mis en place pour opprimer les femmes »[45].De la même manière, les atermoiements auxquels on assiste
depuis une vingtaine d'années au sujet du harcèlement sexuel, impliquant donc
ici pour l'épisode en cours jusqu'au Conseil constitutionnel, témoignent de la
profonde incrustation des mécanismes de l'oppression sexuelle. Le droit, dans
tous ses rouages – y compris les plus officiels et les plus officiellement
vertueux – peut les véhiculer.
On relève en dernier lieu et
comme pour illustrer l'antagonisme qui se joue dans cette affaire, la plainte
déposée contre le Conseil constitutionnel par des associations féministes pour trouble à l'ordre public
et mise en danger délibérée des victimes du harcèlement sexuel. Si l'action est
symbolique, elle a toutefois le mérite d'attirer l'attention sur la violence
faite aux victimes de harcèlement. On sait en effet combien ces situations
pendantes causent aux personnes en attente d'un soulagement les plus vives
angoisses. L'ordre public qui est ici invoqué tend à renverser les responsabilités.
De la même manière qu'il arrive au Conseil constitutionnel d'en appeler à la
responsabilité du législateur pour qu'il mette fin à un trouble dans l'ordre
juridique, ce recours en appelle au Conseil constitutionnel pour qu'il mette
fin au désordre qu'il a lui-même causé ; susceptible d'engager une forme de
responsabilité pénale. Ici, le fauteur de trouble désigné par la société civile
est le Conseil constitutionnel, le renvoyant à sa fonction revendiquée de
défenseur des droits fondamentaux.
Stéphanie Hennette-Vauchez, Juliette Gaté, Marie-Laure Gely, Céline Ingelaere, Charlotte Girard Diane Roman, Claire Saas, Camille Viennot